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Croissants sans frontières

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par Camille Searle

Les New-Yorkais sont persuadés d’avoir tout inventé. Le bagel, la part de pizza à un dollar, le martini à vingt dollars. C’est maintenant au tour du croissant. En lisant la liste de Mahira Rivers dans le New York Times des 21 meilleurs croissants de la ville, j’ai ressenti le coup d’évidence : bien sûr que New York a les meilleurs croissants hors de Paris, puisque New York prétend avoir le meilleur de tout. Et bien sûr qu’il faut les classer, les répertorier, les hiérarchiser. C’est ainsi que pense un empire, même lorsqu’il se beurre et se sucre.

Je dois avouer mon biais. Je suis parisienne, trentenaire, installée à Brooklyn. J’ai grandi avec le croissant comme d’autres grandissent avec la prière : un geste sacré et routinier, accompli à demi éveillée, avant l’école, avant que la vie ne commence. À Paris, le croissant n’est pas un luxe, c’est la ponctuation du quotidien. Alors voir les New-Yorkais s’entasser devant une boulangerie pour un bout de pâte feuilletée comme pour des billets de Hamilton relève d’une fascination anthropologique : mon petit-déjeuner ordinaire y devient objet de culte.

Car il s’agit bien de fétiche. L’ère des « hype bakeries » est une liturgie de la consommation. Ici, le croissant n’est plus un croissant mais une opportunité : photographier, publier, engranger du capital symbolique. Et si cela exige de le gaver de dulce de leche, de pâte de pistache, de tahini noir ou – horreur suprême – de poulet César, qu’il en soit ainsi. La ville ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas prouvé que chaque culture peut littéralement se replier dans ses couches beurrées.

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Ce qui m’intéresse n’est pas de savoir si ces Franken-croissants sont « authentiques ». L’authenticité est la catégorie la plus ennuyeuse qui soit, un piège pour touristes et gastronomes chauvins. Ce qui m’intéresse, c’est la vitesse d’une circulation. De la pâte, pliée, beurrée, cuite. De Paris à New York, via Tokyo, via Instagram. Et dans ce trajet, elle mute, parfois hideusement, parfois magnifiquement. Le croissant devient l’espace où la ville met en scène ses propres angoisses : cosmopolitisme, gentrification, obsession d’être la première dans la file.

Cosmopolitisme feuilleté

Le croissant, à Paris, n’a pas besoin d’adjectifs. Il n’est pas pistache-rose, ni churro, ni soupe à l’oignon grimée. Il est beurre, il est feuilletage, il est simplicité. Ce minimalisme est sa véritable idéologie : être français, c’est afficher l’élégance en faisant très peu. À New York, à l’inverse, le croissant devient spectacle. On sait qu’une pâtisserie est en péril lorsqu’elle arrive déjà affublée d’un surnom calibré pour Instagram : « supreme », « cruffin », « 2.0 ». Ici, le croissant doit justifier son existence en se transformant. Être délicieux ne suffit pas : il faut être lisible comme tendance.

Ce n’est pas une condamnation. Le croissant parisien n’est pas plus « pur » que le new-yorkais. Le croissant lui-même est une importation autrichienne, naturalisée française par des siècles de répétition et d’idéologie. Imaginer que Paris l’a inventé est aussi faux que croire que New York l’a perfectionné. Nous sommes face à un palimpseste : une pâtisserie feuilletée de revendications et de contre-récits, une histoire pliée autant qu’une pâte. Si les New-Yorkais veulent fourrer le leur de Nutella et l’appeler « artisanal », ils rejouent simplement la performance de mes compatriotes au XIXᵉ siècle, quand ils ont volé le kipferl pour le rebaptiser.

Mais la version new-yorkaise révèle ce que la parisienne masque. À Paris, nous feignons l’intemporalité. À New York, le croissant exhibe son présentisme. C’est une mode, un engouement, une file qui s’allonge. Il existe dans l’instant, sachant parfaitement qu’un autre viendra le remplacer. Là où le croissant français aspire à l’éternité, le croissant new-yorkais sait qu’il mourra viral et jeune.

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Pâte comme donnée

Il y a ici une anthropologie à écrire. Non pas celle des grammes de beurre ou des tours de main, mais celle des foules, du battage, de ce que j’appellerais l’ethnographie de l’attente. Faire la queue chez L’Appartement 4F ou Lafayette, c’est participer à un rituel qui convertit la patience en statut. Attendre n’est pas perdre son temps : c’est prouver, publiquement, la rareté et donc la valeur. Le croissant est l’objet, mais la véritable monnaie est l’endurance : pouvoir dire, moi aussi j’ai patienté deux heures. Le feuilletage compte moins que l’ostentation.

Ne soyons pas trop sévères. Beaucoup de ces viennoiseries sont bonnes. Certaines sont même brillantes. Je me surprends à savourer un churro-croissant chez Birdee, cannelle et sucre incrustés dans des recoins inattendus. Je souris devant la version au tahini noir de Somedays Bakery, où l’amer et le sucré s’équilibrent comme un débat qui finit par presque vous convaincre. Ce ne sont pas des trahisons, mais des prolongements. Dire que Paris n’approuverait jamais est à la fois vrai et insignifiant. Paris désapprouve tout.

Et New York, Dieu la bénisse, approuve tout, pourvu qu’elle fasse la queue, qu’elle poste, qu’elle vende. Ici, le croissant est un outil, un miroir dans lequel la ville admire son agitation. Demain, la file sera pour des mochi donuts, pour une babka arc-en-ciel ou pour un hybride encore innommé. Mais aujourd’hui, elle est pour des croissants. Et dans cette attente se lit ce que la ville croit d’elle-même : qu’elle mérite le meilleur, qu’elle peut tout améliorer, qu’attendre c’est vivre, que le petit-déjeuner peut être un destin.

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Si vous voulez connaître une ville, regardez comment elle mange ses matins. Paris mange vite, avec élégance, en feignant que rien n’a changé. New York mange bruyamment, avec excès, en proclamant que tout doit changer. Entre les deux, quelque part dans le feuilletage, se cache la vérité : une pâtisserie ne reste jamais immobile. Et nous non plus.

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